(Toute ressemblance avec des personnes ou des situations connues
relèverait du hasard)
Il avait froid.
Oui, il avait méchamment froid. Malgré les couches
de vestes et de pardessus qui lui donnaient l’allure d’un épouvantail
difforme. Lorsque son regard le surprenait dans le miroir piqué du
vestibule, effrayé. Il lui semblait cependant un effort surhumain
de descendre désosser le lambris de la salle à manger pour alimenter le
poêle éteint. Traverser le rez-de-chaussée dévasté n’était certes plus
une épreuve. Maintenant que la ville était libérée, il aurait pu, s’il
s’en était senti la force, retrouver le plaisir de sortir. De
déambuler en paix, comme avant. Mais ses pas l’aurait conduit
vers le champ de ruines du centre. Vers l’accablante réalité.
Vers l’horreur de cette journée de septembre. Maurice englouti par les
flammes au cours de son ultime partie de tennis .Ce matin suivant
ou le c½ur usé de sa mère céda sans bruit aux nouvelles atroces que
criait et murmurait la ville meurtrie, défigurée. Ces deux jours ou sa
propre vie bascula irrémédiablement
Les Guillard, alors que leur situation ne valait
guère mieux que la sienne, prenaient chaque jour de ses nouvelles.
Madame Guillard sonnait pour l’inviter à dîner ou lui amener une
gamelle de soupe claire mais reconstituante cependant, que l’excellente
femme préparait aussi souvent que possible. Quand elle ne venait pas
sonner, Jean savait que leur pitance était par trop mesurée pour qu’ils
l’invitassent à la partager. Mais il y avait aussi des jours
fastes, il lui confiait ses tickets. Elle lui ramenait le chocolat et
des fruits, parfois des saucissons sans ticket. Elle avait des parents
fermiers non loin d’ Ancenis. Elle se chargeait, avec son mari, des
menues courses. Lui trouver des chaussettes dans le capharnaüm du
Prisunic de Talensac ou les réserves des Frères Decré. Lui chercher sa
ration chez Urbain qui avait rouvert le Tabac. Le Cousin
lui-même venait une ou deux fois par mois, pour un trictrac.
Toujours quelque chose dans sa besace : une prime de blond et un
peu de charbon, ou du café, des bonbons américains très sucrés.
Ils parlaient peu. Trouvaient plus de réconfort dans leur silence
commun. Jean avait proposé au cousin de s’installer à la maison,
la place ne manquait pas. Il savait inhabitable le petit appartement de
la rue de Briord. Urbain avait décliné la proposition. Il préférait
partager avec une petite famille de sinistrés un logement provisoire à
Doulon car il ne pouvait se passer de la présence des enfants, qui lui
constituaient une ressource de joie permanente. Urbain n’aimait guère
l’idée de ce huis-clos éprouvant avec Jean. Jeune il avait connu une
maisonnée bourdonnante des rites familiaux et du labeur des
domestiques, puis la vie mondaine l’avait ancré dans son goût immodéré
de la compagnie des autres. Et même dans la dèche, il n’avait jamais
cessé d’être parmi les autres, compagnons d’infortune ou de passage. Il
ne comprenait pas un solitaire comme jean, cela lui paraissait
totalement incongru. Les unissait le sentiment clairement partagé
qu’eux seuls vivaient dans le souvenir de Maurice. Jean disait
"Momo", le Cousin disait "Le Petit". Ils n’en parlaient guère. Ils
convoquaient dans leur rendez-vous sa présence invisible. En silence.
Jean soupira. Les crampes venaient. Il lui fallait
maintenant quitter l’engourdissant inconfort de sa couche. Aller en bas
rompre deux ou trois planches.
Soulever d’abord le poids qui le maintenait
couché. Cette lourde dalle d’ardoise en travers de la poitrine
qui l’étouffait et l’obligeait à dormir en chien de fusil pour ne pas
suffoquer dans son sommeil. Lentement, il déplia son grand corps
amaigri. Il toussa longuement. Il se gratta en souriant à l’idée que
ses épaisses pelures compenseraient au regard de ses visiteurs le poids
qu’il ne regagnerait jamais, tant cette superposition baroque de
textiles amalgamés lui faisait une seconde peau, tressaillant parfois
comme une chrysalide, presque aussi vivante que ses propres chairs. Il
ne sentait plus son odeur, l’ancien délicat qui prisait tant jadis le
Blenheim bouquet. Pinçant le nez quand il croisait le père Léautaud qui
traînait son odeur de pipi de chat dans tout Paris et personnifiait à
ses yeux ce coté négligé de certaines vieilles gens, inexplicable
et déplaisant. Sans doute mort, le vieux, pas traversé indemne
l’occupation avec ses bestioles et son filet à provision. Prompte
et claire, sa mémoire lui restitua la lumière des Tuileries. Août
38. Quatre mois avant que Maurice ne vienne avec son patron installer
de nouvelles prises électriques Rue Boccace. Jean triait les
affaires de son Père. Quatre mois avant qu’ils ne tombent en arrêt tous
deux, bêtes comme des chiens qui se reconnaissent pour frères. Pour
égaux. Pour ceux enfin qui sont destinés l’un à l’autre. Et dix
mois avant que ne se déchaîne le chaos.
Il avait alors des ambitions, des espoirs. Une envie d’exister
qui maintenant lui semblait impossible à retrouver. Il la regrettait
pourtant, quand il se la remémorait avec l’acuité rare de ces moments
de lucidité inattendus, inexplicables, qui traversaient parfois le
morne cours de ses pensées.
Tant de pages stériles ! Tant de jours
déserts, de mois, d’années sans produire quoi que ce fut de publiable.
Ou même de lisible . Cette maudite guerre n’avait pas seulement emporté
ceux qui lui étaient les plus chers. Elle avait aussi, avec son train
de difficultés matérielles et d’épreuves quotidiennes, châtré son
inspiration. Rasé au sol le fragile édifice de ses chimères. Il
se sentait vieux. Non qu’il le fut. Il ne pensait pas
vraiment que les épreuves l’avait prématurément vieilli. Cela ne
se voyait pas de l’extérieur. Ses cheveux n’avaient pas blanchi en une
nuit, comme cela était arrivé à certaines personnes de sa connaissance.
Il ne s’était pas gravé sur son visage ces rides ineffaçables et
signifiantes que tant d’autres avaient vu s’inscrire sur le leur, sans
les avoir senti venir, en quelques jours. Alors qu’on courait partout
dans l’espoir que l’on se trompait . Qu’au détour d’une colonne de
noms, d’une vitrine macabre l’on voyait cet espoir s’anéantir . Non, le
beau Jean restait le beau Jean. Au delà de cette allure d’ascète du
Gréco partagée par tant d’autres bien plus cruellement, seul ses yeux
le trahissait parfois. Par leur absence d’éclat, leur fixité. En
ressortait l’insondable mélancolie qui assombrissait son âme.
Cette mer opaque ou régnait le Léviathan de ses nuits. Le fantôme de
Maurice. Il n’avait pas besoin de relire Blake, non..
Il ne montait pas à la chambre, condamnée après que comme une bête il
eut gît et geint dans les draps glacés de Momo. Pleurant et
balbutiant. Se frappant le haut du crâne contre le poirier noirci de la
tête du lit. Seulement tiré de sa prostration le lendemain par le
Cousin qui l’emmena avec d’infinies précautions au chevet de sa mère
terrassée.
Avec le Printemps, la situation s’améliorait
sensiblement. La campagne nourricière déversa chichement un
fluide aux saveurs oubliées dans les veines anémiées de la ville. Même
si le rationnement ne semblait pas devoir connaître de terme.
Madame Guillard parlait un peu de ce qui se passait en ville, les
magasins, les cinémas, le tramway, comme si rien ne s’était
produit. Jean contemplait sa voisine soulagée et apparemment
oublieuse de la période noire. Elle avait perdu des siens, il le
savait. Mais elle semblait si énergique, si volontaire, à son âge. Il
ne comprenait pas, lui dont le monde s’était réduit à cette maison
hantée encore du parfum depuis longtemps évanoui de sa mère, aussi
persistant que l’odeur de Vanille de chez LU au pied du château. Ah, ce
pauvre Monsieur Jost, le sourire fait homme. Tous ses compagnons
d’infortune. Comment oublier ce cortège de meurtres. Ce flot de sang
qui teintait la Loire pour encore longtemps.
N’y eut-il que Momo et Maman, ce serait déjà insupportable. Toutes ces
victimes alentour n’empêchaient pas son propre drame de saillir, mais
s’y ajoutait, comme un fond nébuleux et dense. Plus rien ne serait
jamais comme avant. Bien sur, on reconstruirait, on vivrait, on
oublierait les épreuves. Ce serait bien. Ce serait la seule chose à
faire. Comme pour la grande boucherie de 14-18. Dans son enfance on
occultait les images les plus crues de cette guerre fraîche encore à
bien des âmes. Sans pouvoir empêcher la vérité d’affleurer dans
d’anodines conversations d’après midi, quand le gamin n’écoutait
pas. Plus d’une fois, Jean avait saisi des propos dont il n’était
pas supposé comprendre la gravité. On parlait de Gazés, de Gueules
cassées, de mutins fusillés. Il lui avait fallu pas mal de temps
avant de comprendre . Le bonhomme ratatiné, sans figure, si
impressionnant et qu’on lui avait sévèrement défendu de dévisager quand
on passait Place Graslin, l’invalide en petite voiture à levier
qui vendait des dixièmes de la loterie Nationale devant le Théâtre,
était un survivant de cette guerre-là. Vers Seize ans, Jean lut
D’Annunzio et Romain Rolland que Papa gardait dans son
cabinet. Découvrit, après sa mort, que son père cet homme
paisible et effacé s’était battu. Qu’il avait vécu cette guerre déjà
lointaine . Et ne voulait pas qu’on en parlât a la maison.
Jamais. Il savait maintenant pourquoi.
Sa claustration ne lui pesait pas. Il sortait le
matin dans le jardin cerné de hauts murs. Sauvage maintenant depuis
longtemps. Jungle miniature ou rien ne se reconnaissait du désordre
policé voulu par son père. Indifférent aux ronces qui griffait ses
pantalons, il allait réfléchir dans le bûcher. Peut-être devrait-il
s’inquiéter des affaires qui restaient en suspens . Le cabinet de la
rue du Calvaire avait vu ses bureaux et ses dossiers livrés aux
flammes. Il devrait trouver dans le secrétaire de sa mère les
adresses des appartements et les noms des locataires. La
nécessité n’était pas encore suffisamment pressante pour qu’il mette le
nez dans tout ça. Il y avait un testament, en plusieurs exemplaires. Un
à la maison sûrement. De toute façon qui viendrait lui disputer son
héritage. Et l’idée de devoir affronter la confusion administrative
sans doute encore extrême le retenait de faire la moindre démarche. Les
gens avaient d’autres chats à fouetter.
Il avait tracé lui-même quelques lignes
hâtives, dans un moment d’apitoiement sur son sort, pour désigner
Urbain comme légataire universel. Il savait d’ailleurs que le
vieux cousin en avait fait autant. Il lui laissait sans doute ses
fusils anglais qui avaient traversé la guerre soigneusement cachés
rue de Briord et quelques meubles sauvés du naufrage. Sans
oublier un titre de comte Romain, récompense héréditaire
dont il avait usé et abusé, quarante ans plus tôt, au point que la
simple mention de son nom hérissât encore certaines échines dans les
salons parisiens. Il sourit. Il préférait hériter du Tabac, comme ils
en plaisantaient naguère.
Il sourit encore à cette idée précise. N’en fut conscient
réellement au point de s’en troubler. Mais le sourire appela les
larmes. Elles jaillirent en flot de soulagement hoquetant. Coulant sur
la suie grasse de son visage sale. Cela ne dura pas. Les pleurs
nouveaux ranimèrent les anciens. Revint alors l’animal lamentable et
rompu.
N’empêche, la brèche était creusée.
Il décida d’aller voir les papiers. Essayer de les trier. En prévision
du moment. La porte du tombeau s’entrouvrait.
Le lendemain, il se leva tôt, très tôt. Il se
déshabilla complètement et dans la bassine de zinc de la lingerie fit
une toilette à l’eau froide, chose détestable ! Mais cela ne lui
faisait plus rien, non. Les épreuves endurcissent, il n’échappait
décidément pas à la loi commune des mortels. Il se décrassa avec
énergie, au crin. Il recommença de crainte d’avoir négligé quelque
parcelle de son corps. Puis il monta nu l’escalier pour fouiller dans
sa garde robe. De propre et d’intact il ne trouva qu’un complet
de lin. Pas remis depuis ses vacances en Italie, il y avait des
siècles. Un peu large. Trop léger, mais ça ferait l’affaire. Des
souliers anglais en bon état, son seul luxe, qui dormait au fond du
placard depuis quatre ans. Il se félicita de les avoir si soigneusement
emballés en 40, se disant que son prochain voyage à Londres risquait
d’être différé. Il s’aperçut qu’il était Incapable de trouver ses
caleçons. Il puisa alors dans le linge de son père auquel jusqu’ici il
n’avait osé toucher. Choisit et noua une cravate sans la regarder.
Il retrouva l’écharpe de soie grise, souple et douce, si chère à son
c½ur. La mit sur ses épaules. Puis, transformé, il descendit d’un
pas résolu. Il affronta avec succès l’épreuve de la glace. S’étonna de
se trouver presque agréable à regarder. Se rendit compte que s’il était
enfin propre, la glace ne l’était guère, lui livrant plus une idée de
lui-même qu’une claire réflexion. Oui, très sale comme le reste
de la maison. Mais c’était assez pour un premier jour.
Il prit les clefs dans le bahut d’ébène et sortit sans fermer la porte,
comme avant.
La rue Boccace alanguie lui fit l’effet de voyager
dans le temps dès les premiers pas. Lui révélant un visage oublié.
Hormis ses rares et furtives incursions chez les Guillard, à la
nuit tombée, il n’avait plus arpentée depuis si longtemps cette rue si
familière. Il marcha au centre du trottoir désert. C’était mieux.
Il redoutait un peu qu’un voisin ne reconnaisse en lui le fils
Lachaunaye. Le toqué du 8. Atteignant le bout de la rue, il
s’arrêta, indécis. Pas de trace visible du désastre. Il décida de
pousser vers le Palais de justice. Cinq minutes d’un bon
pas. Il croisa plusieurs personnes. Aucune ne rasait les murs.
Tous se mouvaient sans hâte. Comme si l’on avait retrouvé le rythme
ancien empreint de quiétude. Un adolescent brun passa en vélo
vers la descente. Il le suivit du regard, machinalement, ainsi qu’il
l’eut fait autrefois. Quand il fut au centre de la place,
il osa regarder vers la rue Lafayette. D’abord la voie lui sembla
intacte, telle qu’il l’avait toujours connue. Il se dit qu’on
avait exagéré les destructions. Mais comme il approchait du carrefour,
il réalisa que la rue était plus courte d’une bonne centaine de
mètres. Au-delà de la Banque de Westminster, plus rien. On aurait
pu croire qu’une énorme bête, un sanglier ou un ours gigantesque
s’était assis sur le quartier. S ’ébrouant et écrasant comme des
paquets de biscuits les immeubles minuscules. King-kong avait
sévi. La rue dégagée et nivelée telle un sillon dans les décombres
renforçait ce sentiment. Les passants, déjà plus nombreux, vaquaient à
leurs occupations dans ce décor de fin du monde. Leur présence anodine
accentuaient l’impression irréelle qui se dégageait des lieux. La
pente du Calvaire nue des hautes maisons qu’il avait toujours connues.
le Prisunic et le Grand Bazar volatilisés. tout cela était hélas
conforme à ce qu’on lui avait dit, et qu’il se refusait à croire.
Il rebroussa chemin, remontant vers le Boulevard Guist’hau, ou un
semblant de normalité ne suffit pas à le rassurer. Peut-être que
la place Graslin était intacte. Un alcool à l’Univers ou à la Cigale le
remettrait d’aplomb. La rue Franklin n’avait pas été épargnée.
Devant l’Olympia béant, il vit sa première dent creuse. Meurtrissure
taillée au vif dans la pierre et la brique. Sur un tas de moellons
assise une vieille dame veillait les yeux clos. Combien de corps
avait-on retiré de ces décombres ?
Il ne s’arrêta pas. Il continua vers La place. l’Hôtel de France, aux
façades bâchées de gris, semblait avoir souffert. Il entra à
l’Univers.
Aucun visage familier parmi les consommateurs.
Pas un serveur qui le reconnut ou dont il se rappelât. D’ailleurs il ne
se souvenait de personne. Seule la certitude que cet endroit lui était
familier lui semblait indiscutable. C’est en levant les yeux vers
le plafond jauni ou le plâtre des rosaces fendillées, ouvrant par
endroits sur des lattes poussiéreuses, formait un dessin baroque,
presque japonais, qu’il se souvint combien de fois il s’était abîmé
dans la contemplation de cette surface alors vierge et claire. Qu’il se
souvint aussi précisément de ce qui l’amenait à fréquenter ce
café. Il en sourit. Sourit encore de ce qu’à l’époque, il était
moins souriant. Il cultivait alors le genre jeune homme blasé. Ce qui
lui aliénait d’avance les aventures que la bonne mine de ses vingt ans
ne manquait pas de susciter. Il le savait déjà alors, mais…
Il ne savait plus pourquoi il était là.
Pourquoi il avait aussi longtemps attendu pour remettre le nez dehors.
Il se fit la réflexion qu’il n’y avait pas de jolis garçons, dans cet
endroit ou il en avait vu tant défiler. Des hommes entre deux
âges. Dans un angle éloigné de la devanture, un visage vaguement
familier quand même. Il détailla l’individu. Cinquante ans
au moins. Vêtu avec recherche d’un complet d’avant-guerre. Le visage
figé dans une expression pensive. Les yeux baissés, les lèvres pincées.
ligne un peu trop rouge blessant un faciès poudré aux limites de la
discrétion. Casqué trop haut d’ondulations proprettes d’un acajou
flamboyant.
Qui était-ce ? Pas une relation. Plutôt un habitué d’avant. De ceux à
qui l’on ne s’intéresse que lorsqu’on à besoin de cent francs, un soir
de dèche. Pas un de ces voyous narquois qui naviguaient dans
l’agitation interlope du port. Absorbé dans la lecture d’un petit
volume dont ses doigts fins et blancs tournaient les pages sans bruit,
le monsieur ne leva pas la tête. Non qu’il fut inconscient qu’on
l’observait, mais plutôt que l’arrivée de Jean ne lui ayant échappée,
il ne se souciait pas, lui non plus, de renouer une quelconque
camaraderie. Il leva un bref instant ses iris de miel fatigués. Ce fût
tout. C’était mieux ainsi. Jean paya sa Fine et sortit.
Le soleil inondait la place, et la
maigre terrasse du Molière était peuplée de jeunes gens insouciants. Il
entendit un rire de jeune femme. En bas de la "Créb’" presque
épargnée s’ouvrait le champ de ruines de la Place Royale . La fontaine
seule subsistait, belle indifférente.
Madame Guillard sonna encore. C’était bizarre, qu’il
soit sorti sans prévenir, ce n’était pas son genre. Mais si c’était ça,
tant mieux. Un peu de changement ne pouvait lui faire de
mal.
La plupart Les boutiques étaient fermées mais le passage Pommeraye
s’ouvrait sur l’abîme familier. Il y entrait quand son nom
l’arrêta net
« Jean ! Jean ! Monsieur Lachaunaye ! »
Elle n’avait pas changé, il la reconnut immédiatement. Un torrent de
souvenirs l’abrutit en un instant. Il retrouvait enfin ce petit quelque
chose qui depuis le début de sa sortie manquait au paysage. Comme une
couleur oubliée. Réapparaissant soudain. Françoise Cloué, la patronne
des "Deux Lions".
« Alors, ça va mieux ?
- Oui, merci. . .
- Cela fait longtemps, je suis désolé pour votre pauvre maman,
j’ai su si tard, et vous savez que ces jours-là, rien n’était normal. .
.
- Oui, bien sur. . .
- Vous ne vous sentez pas trop seul dans cette grande maison ? »
Il ne sut quoi répondre, se troubla
« Oh, je. . .
- Enfin, vous voila sur pied, et on a besoin de tout le monde, vous
savez! les tâches ne manquent pas, même pour les gens éduqués comme
vous. . .
- Oui, certainement, j’allais justement voir à quoi je pouvais être
utile.
C’est une bonne nouvelle, mon petit Jean. Passez nous voir au
Magasin, quand vous voudrez, donnez des nouvelles, à bientôt ! »
Elle enfourcha sa bicyclette et d’un élan gagna la rue Boileau.
Il savait que c’était une femme remarquable. Avec
son mari ils avaient sauvegardé une partie du stock de leur
concurrents, mis sous séquestre. Remplacer en douce le stock par
des pelures hors d’âge , c’était le principe. Chaque soir les vendeuses
sortaient, manteau par manteau, non sans risques, les plus belles
pièces des Hirsch. Pour les amener promptement, par la cour, à la
réserve des Deux Lions. Cela participait de cette trame
invisible de petites actions secrètes, qu’on ne qualifiait pas
d’héroïques, mais qui rachetait un peu, rien qu’un peu, les vilenies
multiples commises par d’autres. Une chose était sure. Françoise
le mettait toujours aussi mal à l’aise.
Il traversa le no mans’land de la place. Elle avait raison. Se
rendre utile était ce qu’aurait attendu de lui ses parents.
L’animation au bout de la rue d’Orléans lui redonna courage. Personne
ne le remarquait. Son costume clair mais défraîchi et froissé ne
tranchait pas sur l’apparence de cette foule ou se mêlait le terne des
vieux habits et les couleurs vives des vêtements de la Croix-rouge
Américaine. Il vit passer, brinquebalant et surchargé, son premier
tram. On avait aplani le cours de L’Erdre. Il fallait porter le
regard vers l’Ile Feydeau ou le Vase de Sèvres pour voir des
façades éventrées. On s’employait à transformer en perspectives
nouvelles les béances du centre-ville. Il pressa le pas vers le
Pilori. La surprise d’Urbain quand il le verrait. . .
Madame Guillard grattait ses navets près
de la fenêtre ouverte. quel beau temps. Elle aussi aurait du
sortir. Son petit voisin serait bien content de trouver en
rentrant un dîner correct. Le premier depuis si longtemps. Des
escalopes, des champignons, une tarte. Le luxe !
Le tabac était ouvert. Jean avait le c½ur encore serré par la
vision des ruines impressionnantes de Decré. Il le savait,
personne n’y avait péri. Mais le grand magasin détruit appartenait à
son passé. A cette époque ou il tombait amoureux du premier
qui s’intéressait à lui. fut-il liftier, garçon-boucher ou
vendeur de cravates. Qu’étaient-ils devenus, ces garçons délurés
et séduisants qui l’avaient affranchi sans vergogne, lui le puceau
blondinet, le fils de bourgeois, des usages et des joies nocturnes?
Ils avaient pour devise " La nuit ramène les plaisirs et les jeux ".
Il y avait des clients dans le Tabac, et avant de
l’apercevoir, il reconnut la voix du Cousin. L’ancien mondain perçait
encore sous le commerçant. Saturnin Fabre en grande forme débitant des
roudoudous et du tabac. Inimitable. Les étagères étaient garnies. Il y
avait du tabac et des bonbons. Des bâtonnets de réglisse et des
illustrés . Le maigre éventail de la presse, ou brillait par son
absence le Phare disparu. Jean eut l’impression de connaître les
quelques personnes présentes, encore. Son tour venu, il demanda
son tabac . Tendit les tickets. Urbain le regarda bien en face,
et lui donnant le paquet demandé, le remercia poliment.
Jean fut dehors avant de réaliser. Tout de même, il avait changé,
mais à ce point. Puis il se souvint qu’il était propre, bien
habillé et frais rasé, pas étonnant, en fait.
Un peu désorienté, déçu aussi, il décida de pousser
à la cathédrale. A l’Hôtel de Ville ou il aurait sans doute des
renseignements.
Passé le portail ébréché, il s’immergea dans
la fraîche et silencieuse pénombre, dont s’était baigné la
ferveur naïve de son enfance. Bien avant qu’il ne cesse de croire en
rien de divin. A pas lents, il longea le ch½ur. Quelques femmes
recueillies chuchotaient, solitaires. Au pied du pompeux cénotaphe de
Lamoricière il adressa un salut complice au guerrier impavide, toujours
aussi beau, qui veillait les yeux ouverts.
Vieille connaissance. Enfant, il avait scruté la physionomie de bronze.
Les jambes nues et vigoureuses, le profil de prince païen. Sans
comprendre son trouble. La plupart des vitraux avaient
souffert . L’abside était occultée par une haute palissade épinglée de
petits bouquets défraîchis. Madame Guillard lui avait dit
que le curé de St-Pierre était mort. Seule victime de la bombe tombée
sur l’église, du coté de la Psallette. Les
célébrations passées, au coté de ses parents, lui revinrent à l’esprit
en vagues. Monseigneur dans sa soutane de pourpre relevée de fines
dentelles, le visage si doux d’un saint, entouré de tant de respect.
Les enfants de ch½ur. Sales gamins souvent. Anges parfois . Sa
confirmation, les fêtes-dieu, les beaux mariages. Quelques enterrements
aussi. Il passa devant le maître-autel. S’agenouillant brièvement, par
réflexe. A ce moment précis, le grondement des grandes orgues fracassa
le silence. La toccata de Widor, roulant comme un fleuve inexorable
entre les parois de pierre glacées et s’enveloppant en arabesques
denses autour des piliers innombrables, emplit les voûtes d’une vie
lumineuse. Il s’assit au deuxième rang. Se laissa bercer
par l’onde grave de la mélodie. Le silence revint, tout
aussi étourdissant. Il ne pria pas. Il évoqua cependant le
souvenir de ceux qui lui était chers, ses parents, Maurice.
Tout ça avait suffisamment
mijoté, d’ailleurs il était près de huit heures. Il avait du
rentrer, maintenant. « Jules, veux tu aller chercher
Jean? »
Le père Guillard sonna, et sonna encore. Le petit Lachaunaye
dormait peu. On entendait la sonnette à l’étage, de toute façon.
Curieux, vraiment
Un souffle frais lui caressa le visage. Il eut
l’impression qu’une plume effleurait son front. Il ouvrit les
yeux. Le jour avait baissé dans la nef hantée de chuchotis.
Il se leva, gagna la sortie sans croiser âme qui vive. Le portail était
fermé, il essaya l’autre. Fermé également. Etonné, Il
revint vers le transept. Repéra le battant d’une des portes latérales,
ouvert sur la place. Il sortit dans le crépuscule. Un
plafond écarlate couvrait la ville, auréolé d’or et de mauve. Le Soleil
livrait son dernier combat dans un dense crépuscule. Pas un
souffle de vent, personne. Il regarda du coté du Corps d’armée. Il
espérait voir sur le pavé l’étendard de la Kommandantur dont la foule
en liesse avait fait un paillasson. Mais on l’avait retiré. Nulle
lumière ne brillait. Ni aux fenêtres des hôtels patriciens. Ni dans les
boutiques provisoires établies de part et d’autre du Cours. Même
les pissotières semblaient désertées, quelle que fut l’heure. Son
regard s’attarda un instant sur la haute toiture du Fer-à-cheval. Là
ou sous un même ciel de feu Maurice l’avait plaqué brusquement au
mur. Lui baisant furieusement la bouche les yeux dans les yeux.
Déboutonnant fébrilement son pantalon. Léchant le sel de ses paupières.
Lui mordant le lobe des oreilles. Augmentés du risque, ces
échanges brefs et âpres, ces incandescences d’une passion que
rien ne tiédissait leur procuraient un plaisir dont ils abusaient
joyeusement. Il sourit, et se rendit compte qu’il bandait un peu.
Il en rougit de solitaire confusion.
Il se retourna vers la colonne d’ou le Roi
imperturbable considérait le pavé désert. Il lui adressa un salut muet.
Un vol de mouettes caquetantes brisa la trompeuse quiétude de la place.
Il les suivit des yeux aussi longtemps qu’il put les voir. Revint
sur terre comme dans un vertige, tel un oiseau ivre planant à ras le
sol.
Alors, il le vit. C’était lui . De dos il le reconnut immédiatement. Il
marchait vers l’Erdre, remontant la large avenue bordée de baraques. Il
portait son pantalon blanc de tennis et cette chemisette rayée achetée
ensemble, qu’ils portaient à tour de rôle. Qu’il avait lui-même
mise tout à l’heure.
Il l’appela : « MAURICE ! »
l’autre se retourna. Jean le vit sourire.
Le c½ur en vrille, Il s’élança .
L’ écharpe de soie flotta dans son dos. Le ciel exhalant un souffle
tiède l’entraîna vers les toits, telle une fumerolle tenace, plus haut,
plus loin.
Monsieur Guillard osa pousser la porte seulement le
lendemain, après avoir bien mal dormi. Il traversa le
rez-de-chaussée. Personne. Monsieur Guillard se hasarda à gravir
l’escalier obscur en appelant. Sans réponse.
Il entra dans la chambre glacée. Le jeune Lachaunaye
semblait dormir. Son visage reposé a demi dissimulé par un foulard
gris. « Jean, mon garçon, réveillez vous, ça ne va pas
? »
Le dormeur ne broncha pas. Aucun souffle ne faisait frémir la
soie. Le père Guillard se retira sur la pointe des pieds. Comme
pour ne pas le réveiller.
Jean-Louis.
voir aussi : "Rencontre avec
Maurice", témoignage recueilli par Jean-Louis sur le Nantes
gay des années 30.
>
Sélection Hexagone Gay de chansons homosexuelles des années 30 :
cliquer
pour écouter
les extraits
RESSOURCES
EXTERNES ET REMERCIEMENTS
-
Les souvenirs personnels de Maurice, receuillis en 1998 par
Jean-Louis.
ANNONCES
Le
site Hexagone Gay et sa base documentaire sont gérés par l'association
MÉMOIRE COLLECTIVE et ses bénévoles. Les frais de fonctionnement
et
d'hébergement du site sont autofinancés par les affiliations et encarts
publicitaires présents sur ce site. En revanche, nos recherches
documentaires, nos acquisitions de documents, notre archivages sont
financés par nos fonds personnels. Vous pouvez nous aider à conserver
notre mémoire LGBT, en toute indépendance, par un don, via le bouton
Paypal ci-contre.
Les dons peuvent rester anonymes ou vous être attribués selon votre
préférence.
Pour mieux nous connaître : voir notre page présentation.
Vous pouvez aussi
enrichir notre site par vos témoignages ou vos documents.
Pour nous contacter : webmaster@hexagonegay.com